La révolution kémaliste en Turquie
Une occidentalisation contrainte (1923 - 1938)
Le despotisme éclairé de Mustapha Kemal
La Turquie est un des rares pays où il existe encore un culte de la personnalité. L'objet de ce culte est Mustapha Kemal, dit « Atatürk » (père des turcs).
Mustapha Kemal (« le parfait »), Ghazi, Atatürk, Boz Kurt
Un des mythes fondateurs de la culture turque est que le peuple turc descend d'enfants sauvés par une louve.
Le vainqueur des Dardanelles et des Grecs
Né à Salonique en 1881 (au milieu d'une population très hétéroclite), Kemal fut en 1915-16 le vainqueur dans les Dardanelles (contre les alliés - ce fut la seule victoire ottomane), il fut également le vainqueur contre les grecs en 1922. Il fit ses études à l'académie militaire.
2 points caractéristiques :
il n'est pas convaincu de la longévité de l'empire ottoman
il a un certain contentieux avec l'islam (notamment un penchant pour l'alcool - il mourra d'une cirrhose du foie)
Modèles et références : L'Europe des Lumières, la France
Il avait dans sa bibliothèque tous les classiques de la littérature française des XVIIIe et XIXe siècles. Il fut influence par les Lumières, la Révolution Française et Napoléon. Il aura pour objectif de faire de la Turquie un état moderne et européen (…par le biais d'un certain jacobinisme). Idéologiquement, cet objectif repose sur la volonté de faire émerger un « homme nouveau ».
Les méthodes : volontarisme, brutalité, populisme
Pour moderniser le pays, Kemal opère une rupture avec le passé impérial (un « saut dans le temps »).
Dans sa façon de gouverner il a trois modèles de référence :
Pierre le Grand (fondateur de St Petersbourg en 1703 - Kemal veut lui aussi bâtir une capitale pour son empire)
Frédéric II de Prusse (créateur de l'armée prussienne)
Napoléon Bonaparte (pour sa modernisation de l'Europe à travers la diffusion des codes)
Kemal instrumentalise le mythe originel de la création du peuple turc pour légitimer son action politique.
Une république arbitraire sinon dictatoriale
Les institutions Kémalistes : un exécutif présidentiel fort
République parlementaire. Suffrage Universel masculin jusqu'en 1930. Elections législatives tous les 4 ans (principe de souveraineté populaire). L'assemblée élit le président, il est responsable devant elle.
Le président de la république a des pouvoirs très étendus. En fait le système est très autoritaire.
De plus, d'autres facteurs jouent :
les cadres de la république turque sont des « pachas en civil », ils ont gardé leur raisonnement militaire
la population est incitée à adopter des pratiques occidentales notamment à travers l'école (qui est un véritable appareil idéologique d'état)… ce phénomène a d'autant plus d'importance que la Turquie connaît sous Kemal une scolarisation massive des garçons et des filles
Kemal joua un rôle d'instituteur qui « éduque » son peuple, c'est « l'Etat-Papa » (Etat-providence à la turque).
La dictature des années 1930 : le Parti Républicain du Peuple, parti unique
Les années 1930 sont celles de la crise économique, dorénavant il n'y a plus qu'un seul parti en Turquie, c'est le PRP (Parti Républicain du Peuple). Le Kémalisme se radicalise, pourtant c'est Kemal lui-même qui fait créer un parti de l'opposition.
Transformations sociales et nouvelle classe politique
La vieille classe politique istanbuliste a disparu dans la révolution. La capitale est transférée de Constantinople à Ankara, beaucoup de minorités sont parties ou ont disparu durant la guerre (la seule minorité restante est celle des juifs). Une redistribution des terres laissées derrière eux par les Grecs lors de leur retraite est opérée. Un capitalisme turc apparaît autour d'un petit nombre de familles.
La construction d'une identité nationale
Une « révolution culturelle » ?
Le choix symbolique d'une nouvelle capitale : Ankara contre Istanbul
Pour créer une capitale moderne, Kemal fait appel à des architectes occidentaux (notamment des italiens d'où le style mussolinien de l'architecture d'Ankara). On y trouve beaucoup de statues qui sont autant de représentations de « l'homme nouveau », et la ville ne compte qu'une seule mosquée (ce qui montre un certain détachement d'avec la culture islamique).
La « novlangue » : épuration et turquisation de la langue
En 1928 Kemal décrète le passage à l'alphabet latin, l'alphabétisation des populations à l'école se fait directement en alphabet latin.
La société de la langue turque est chargée de prendre les dictionnaires ottomans et d'en supprimer les mots d'origine arabe ou persane. Si des termes de substitution ne peuvent pas être trouvés à l'aide de racines turques, on prend le mot en français et on y ajoute un suffixe turc. C'est l'occasion d'unifier la langue turque.
La réécriture de l'histoire : le Grand Discours d'octobre 1927
Kemal fonde la fondation de l'histoire turque. En 1927, dans son Grand Discours (36h30mn) il pose les bases de l'identité nationale.
Le problème c'est que les turcs ont deux patries :
celle des frontières de la république turque (i.e. l'Anatolie)
la zone qui va de la Turquie jusqu'à la Chine (il existe une continuité historique entre les grands empereurs turco-mongols et Kemal)
L'idéologie de la République Turque est le principe de la petite Turquie (d'où une sorte de schizophrénie, un « paradoxe turc »).
Indépendance, neutralité et prosélytisme
Le principe de gouvernement turc est le suivant : paix dans le pays et paix dans le monde.
Règlement des contentieux et neutralité
Dans les années 1930, signature de traités d'amitié bilatéraux avec l'ensemble des pays de la région et recherche d'une politique isolationniste.
Au lendemain de la seconde guerre mondiale (1944-45), la Turquie sort de sa neutralité pour basculer dans le camp occidental sous la pression de Staline.
Le prosélytisme : l'impact régional du « modèle kémaliste »
La Turquie devient un modèle pour les pays qui cherchent à se moderniser et se développer (notamment Iran et Afghanistan).
Turcité contre Panturquisme
La Turcité est la nouvelle identité turque : être citoyen turc, parler la nouvelle langue et s'émanciper du panturquisme.
Le Panturquisme connaît un renouveau dans les années 1930. Il trouve comme allié Hitler qui voit en lui un moyen de démanteler l'empire russe (mais l'armée allemande s'arrêtera à Grozny sans pouvoir atteindre Bakou et ne pourra donc pas jouer cette carte).
Le pays le plus enthousiaste à l'égard des évolutions en Turquie est la France (Kemal y bénéficie de soutiens aussi bien à gauche qu'à droite - les communistes furent réticents jusqu'à la signature du traité d'amitié entre Turquie et URSS en 1924). En effet la Turquie remplit les critères du modèle français.
Les femmes dans la Turquie nouvelle, ou les limites d'une émancipation autoritaire
1932 : Mademoiselle Halis est élue Miss Monde
Dans les années 1900, les prémices du processus d'émancipation des femmes sont palpables : une presse féminine voit le jour, des revendications émergent (scolarisation des filles, monogamie, droit de vote…). En 1908 de nombreuses femmes participent aux meetings lors de la révolution des jeunes turcs. Les femmes font irruption dans l'espace public.
Plus tard, c'est la guerre qui implique les femmes dans la vie économique et sociale (dans les usines, comme infirmières, comme assistantes…).
La question des droits politiques
Kemal entend émanciper les femmes (cela fait partie du processus de modernisation du pays). L'objectif du nouveau code civil est d'ailleurs d'établir l'égalité hommes-femmes au plan juridique (en matière de divorce, d'autorité parentale, d'héritage - le mariage civil est rendu obligatoire - interdiction de la répudiation et de la polygamie).
Kemal lutte contre le port du voile à travers une campagne prônant le fait de se déplacer « en cheveux ». Le port du voile est interdit dans les écoles.
Développement des sports collectifs auxquels participent les femmes, embauche de femmes dans les bureaux à condition qu'elles soient vêtues à l'occidentale (et maquillées).
Kemal introduit des bals mixtes et impose à la radio nationale turque de passer des musiques occidentales.
Les femmes votent en 1930 aux élections locales et à partir de 1934 également aux élections législatives (la Turquie est le premier pays musulman à donner le droit de vote aux femmes).
Les paradoxes du Congrès Suffragiste International de 1935
En avril 1935 a lieu le 1er congrès de l'association internationale pour le suffrage des femmes (AISF - mouvement né à Berlin en 1904). Il y a 238 déléguées au Congrès et toutes font un discours sur l'émancipation des femmes en Turquie, mais après la fin du Congrès les organisations féministes turques sont dissoutes.
L'émancipation a bien eu lieu mais c'est une émancipation particulière :
elle existe essentiellement dans les villes (à la campagne les fonctionnements traditionnels persistent)
c'est un féminisme d'Etat (et cela montre les limites de ce genre d'attitude : les réformes ne sont jamais venues d'en bas)
« Laiklik » : laïcisme et laïcité kémalistes
Kemal prend des mesures de laïcisation et pour ce faire s'inspire de la loi de 1905 française (loi de séparation de l'église et de l'état).
Les mesures de laïcisation
L'abolition du califat le 3 mars 1924
Kemal manifeste très tôt son anti-cléricalisme (« l'islam est un cadavre putréfié »). Selon lui, pour devenir moderne, la Turquie doit rompre avec le poids de l'islam, d'où l'abolition du califat (suite à celle du sultanat). Il s'agit là d'une rupture fondamentale. Le califat avait été récupéré par les ottomans au XIVe siècle, cela signifiait qu'ils prenaient la tête de l'ensemble de l'Umma (i.e. la communauté musulmane mondiale). La suppression du califat signe une rupture entre la Turquie et le reste de l'Umma et laisse cette dernière sans autorité suprême.
La Laïcité dans les textes constitutionnels
1921-24 : l'article 2 prévoit « la religion de l'Etat turc est l'Islam »
1928 : suppression de la référence à l'Islam
1937 : la république turque est un Etat laïc
La Laïcité turque vise à accroître le contrôle de l'Etat sur l'Islam. Ce contrôle est opéré par deux moyens :
la direction des affaires religieuses (détachée auprès du premier ministre) : chargée du contrôle de l'ensemble du personnel religieux (immams, muezzins etc deviennent fonctionnaires de l'Etat qui contrôle leur formation et leur rémunération) et qui a un pouvoir de censure sur les ouvrages religieux.
la direction des fondations pieuses : chargée de la sécularisation des biens du clergé
La Laïcisation sociale et des mœurs
La Laïcisation ne se fait pas de façon complètement radicale, elle se fait aussi à travers des éléments rendant la pratique religieuse plus difficile :
les appels à la prière se font désormais en turc et plus en arabe
les textes coraniques sont traduits en turc
adoption du calendrier chrétien
le vendredi les gens travaillent
les écoles musulmanes sont nationalisées
la révolution de la casquette : le port du fez avait été imposé en 1876 comme symbole de la modernité, pour Kemal c'est un archaïsme, « la casquette empêchera le croyant de frapper son front par terre quand il fera sa prière » - Kemal réglemente aussi les coupes de cheveux, les favoris et les moustaches
Eléments d'analyse du laïcisme kémaliste
La laïcité française c'est la séparation de l'église et de l'état (l'état n'intervient pas dans le champ religieux). La laïcité turque est une laïcité de combat (la religion est sous tutelle de l'état).
L'impact régional et international de la nouvelle laïcité
Après l'abolition du califat, la Turquie est mise au ban de la communauté musulmane. Le seul autre pays musulman connaissant une relative laïcisation est la Tunisie de Bourguiba.
Cette révolution par le haut qui a forcé le changement social a provoqué un mécontentement soit latent, soit ouvert (notamment plusieurs soulèvements kurdes).
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